Accessibilité numérique : ce que change la directive européenne de 2025

Une avancée encadrée par trop d’exemptions, au détriment des usagers handicapés.

Attendue pour entrer en vigueur le 28 juin 2025, la directive européenne 2019/882 dite European Accessibility Act (ou EAA) marque une nouvelle étape dans le droit à l’accessibilité numérique. Mais cette avancée – notamment l’extension aux services privés – se heurte à des limitations bienveillantes, surtout du côté des services publics, pourtant soumis à des obligations depuis 2005.

1. Une transposition française en plusieurs textes

La directive a été transposée dans le droit français par :

  • La loi du 9 mars 2023, dite DADUE, relative à l’adaptation au droit de l’Union européenne.
  • Le décret du 14 août 2023 et l’arrêté du 6 septembre 2023, relatifs à l’accessibilité des livres numériques, logiciels, distributeurs de billets, et autres dispositifs.
  • Le cadre réglementaire repose aussi sur les normes européennes harmonisées (notamment la norme EN 301 549) qui imposent des critères techniques d’accessibilité.

2. Un champ d’application élargi aux services privés

La directive impose désormais des règles d’accessibilité non seulement aux services publics mais aussi à de nombreux services privés :

  • Commerce en ligne
  • Services bancaires
  • Téléphonie
  • Livres et lecteurs numériques
  • Transport
  • Interfaces de communication et services liés aux téléviseurs
  • Applications mobiles et logiciels

Cette extension est un progrès réel, car elle couvre des domaines de la vie quotidienne jusque-là ignorés par les obligations de la loi française de 2005.

3. Mais des exemptions et dérogations toujours très présentes

Ce progrès est freiné par de nombreuses dérogations, à la fois dans la directive et dans la transposition française.

a) Pour les entreprises privées

  • Une entreprise peut demander une exemption si elle démontre que la mise en accessibilité entraînerait une charge disproportionnée ou une modification fondamentale du service.
  • Les micro-entreprises, c’est-à-dire les structures de moins de dix salariés ou avec un chiffre d’affaires inférieur à deux millions d’euros, ne sont pas concernées.

b) Pour les services publics ou délégués de service public

Et c’est ici que le bât blesse : alors que les administrations et services publics sont soumis depuis 2005 à des obligations d’accessibilité numérique (loi n° 2005‑102, article 47), les dérogations sont encore largement tolérées sans qu’il soit possible de connaître les raisons invoquées.

Ces dérogations sont rendues possibles par :

  • Le flou juridique entretenu dans les décrets d’application
  • L’absence de sanctions réellement dissuasives
  • La facilité d’argumenter un coût disproportionné ou un retard technologique
  • Et surtout, une indifférence généralisée de l’État à l’égard des retards accumulés par ses propres services

4. Des exemples flagrants de manquement public

  • La Bibliothèque nationale de France, pourtant acteur central de la diffusion culturelle, propose avec Gallica et RetroNews des documents numérisés peu ou pas accessibles aux lecteurs d’écran : absence de transcription, OCR défectueux, navigation confuse, PDF scannés sans alternative textuelle.
  • Les Archives nationales d’outre-mer (ANOM) ont récemment refondu leur site web. Malgré l’annonce d’une nouvelle interface, aucune garantie d’accessibilité n’a été fournie, et les utilisateurs aveugles ou malvoyants continuent de rencontrer des obstacles structurels.
  • Des plateformes ministérielles, comme celles de l’Éducation nationale ou de la Santé, mais aussi la Direction interministérielle du Numérique, affichent encore des défauts massifs de navigation, absence d’alternatives textuelles, ou lecture impossible avec VoiceOver ou NVDA.

Cela révèle une situation paradoxale : les services publics, censés montrer l’exemple, bénéficient de facto des mêmes possibilités d’exemption que les entreprises privées, alors qu’ils avaient 20 ans pour se mettre en conformité.

5. L’illusion du recours individuel… et l’espoir d’un recours collectif

L’usager en situation de handicap, qu’il soit aveugle, malvoyant ou atteint d’un autre trouble cognitif ou moteur, se retrouve dans l’impossibilité de faire valoir ses droits :

  • Le formulaire de plainte à la DINUM (Direction interministérielle du numérique) ou à la CNIL ne produit aucun effet concret si ce n’est une relance ou une réponse administrative
  • L’utilisateur isolé ne peut pas attaquer efficacement un site public non conforme

En revanche, le droit européen et certaines législations étrangères autorisent des actions collectives, notamment :

  • En Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas, des associations peuvent engager des actions au nom de plusieurs plaignants
  • En France, cette possibilité est encore embryonnaire. Toutefois, la directive prévoit que des organismes représentatifs ou un groupe de citoyens (au moins cinq) puissent initier une action de groupe pour faire respecter le droit à l’accessibilité

C’est donc une voie d’espoir pour les citoyens français : la mutualisation des plaintes, soutenue par des associations ou des collectifs, pourrait permettre d’obtenir une jurisprudence contraignante et durable.

6. Conclusion : l’égalité numérique ne peut souffrir de l’exception permanente

Il est urgent de mettre fin à vingt années de complaisance de l’État envers ses propres dérogations. Si l’ouverture au secteur privé marque une avancée importante, elle ne peut masquer l’inaction persistante des services publics et des institutions culturelles.

L’égalité devant l’accès au numérique ne peut être repoussée à 2030 par des artifices réglementaires. Elle exige des moyens, mais surtout une volonté politique claire. Le cadre légal existe désormais : il est temps de le rendre opposable, applicable, et sanctionnable.

— André Bréant

3 commentaires

  1. Bonjour… A mon avis, on est en train de payer l’inaction de certaines associations gestionnaires du handicap dont je préfère taire le nom… Trop préhoccupée par la réception de ses dons et l’appel à la charité, en ces temps difficiles n’est-ce pas ? Donc rien d’étonnant sous le soleil de juillet… Cordialement…

  2. Bonsoir,
    Le gros problème de base est une véritable carence au niveau des formations.
    Je suis dans la région lyonnaise, je sais que l’État a supprimé des heures de formation sur l’accessibilité au niveau de l’urbanisme dans le programme de l’école nationale des travaux publics de l’État pour les remplacer par des heures sur l’écologie.
    J’ai fait également une sensibilisation auprès d’élèves ingénieur en informatique, cinquième année, un mois avant leur diplôme. Il n’avait eu aucune heure de formation sur l’accessibilité numérique pendant tout leur cursus.
    Je ne sais pas si cela est valable bien sûr dans toutes les écoles de France.
    Nous pourrons demander toutes les lois que nous voulons, toutes les sanctions que nous voulons, si il n’y a personne qui soit formé pour mettre cela en application, nous obtiendrons rien.
    Je ne suis pas un expert en constitutionnalité, Mais n’y aurait-il pas un moyen de faire pression sur l’État pour que les programmes de formation intègrent obligatoirement de l’accessibilité en invoquant l’égalité de tous qui se trouve dans notre constitution ?
    Même si nous avions la loi et les sanctions convaincante, je ne suis pas sûre que la justice condamnerait si leur défense s’appuie sur un manque de personnel formé.
    De plus, d’un point de vue économique, cela reviendrait beaucoup moins cher d’intégrer directement l’accessibilité, de toutes sortes, dans la formation de base des futures employés.
    En comparaison, c’est comme en médecine. Il y a tout un cursus commun à tous les médecins, généralistes ou spécialistes, et ensuite il y a des spécialisations.
    Un médecin généraliste sera vous soigner une maladie simple, et un spécialiste le saura également.
    Demandons la même chose au niveau de l’accessibilité. Par conséquent, pour reprendre le thème de l’accessibilité numérique, si tous les ingénieurs sont formés dans leurs premières années à l’accessibilité numérique, qu’il soit Web Designer, gestionnaire réseau, ou tout autre spécialisation dans l’informatique, il aura eu de l’accessibilité. Ensuite, dans chaque spécialisation, on pourra ajouter des modules plus spécifiques à cette spécialisation.
    Voilà ma pensée sur ce sujet.

  3. D’accord avec toi Eric, j’avais rencontré il y a peu un ancien élu qui m’avait confié : l’accessibilité numérique, vous savez, c’est surtout une devanture electorale… C’est rarement une vision à long therme… Cela en dit très long sur tout ça… Bonne journée.

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